Chapitre 5 - Les trois catégories

Au chapitre précédent, nous avons vu cet extrait du chapitre des pratiques vertueuses du Sutra des Sens infinis, évoquant l’éveil du Bouddha :

« Son esprit est en extinction, sa conscience anéantie, sa pensée aussi est apaisée ; il a à tout jamais coupé court aux raisonnements erratiques comme le rêve et ne connaîtra plus les éléments, les agrégats, les domaines et les activités sensorielles ».

Les « éléments » dont il est question ici sont les quatre éléments, c’est-à-dire la terre, l’eau, le feu et le vent. En réalité, le mot traduit par « éléments » est « grand » (=dai). Dans les Versets sur le Trésor d'Abhidharma, Vasubandhu écrit : « Le qualificatif "grands" vient du fait qu'il s'agit de quatre vastes éléments où toutes les lois des formes (la matière) sont créées et naissent ».

Quant aux « agrégats, domaines et activités sensorielles », regroupés sous l’appellation « trois catégories » qui classifient « l'ensemble des lois » qui font du monde ce qu'il est, ce sont les cinq agrégats, les dix-huit domaines et les douze entrées, que nous verrons plus loin.

On comprend que l’état de vie dans lequel est plongé le Bouddha est donc au-delà de ce que nous pouvons imaginer. « Sa conscience est anéantie », il ne perçoit plus rien et dès lors « son corps ne relève ni de l’existant ni du non-existant ». Lorsque les êtres ordinaires sont dans un tel état, c’est qu’ils sont morts. Or, le Bouddha, lui, est bien vivant. Il a transcendé la vie et la mort. Il a attesté des quatre sceaux de la Loi qui sont :

Les multiples mouvements sont impermanents

Car soumis à la loi de naissance et disparition

Une fois naissance et disparition éteintes

L'extinction paisible se fait joie.

L’extinction est la traduction du mot « Nirvana ». Pour nous qui ne sommes pas dans l’état de vie du Nirvana, voici comment se déroule le processus de cognition.

Selon le Sutra du Roi bienveillant, « la forme et l’esprit constituent le fondement des êtres ».

Ce qui possède une forme et occupe une place dans l’espace, sans avoir de capacité de perception est appelé « matière ». A l’opposée, ce qui n’a pas de forme visible mais possède les fonctions de perception et appelé « esprit ».

Tous les êtres sont donc constitués de matière et d’esprit. Les êtres sensitifs, eux sont constitués du corps et de l’esprit.

Le mot japonais désignant la matière est « shiki » () qui signifie « couleur ». Le mot désignant l’esprit est « shin » () qui signifie « cœur ».

La relation entre le corps et l’esprit, entre la matière et l’esprit est l’une des clés permettant de comprendre la différence entre le bouddhisme et les autres religions et philosophies.

Les religions et philosophies autres que le bouddhisme établissent un dualisme entre la matière et l’esprit.

Pour elles, en effet, la matière est objective et ne dépend pas de l’Homme : elle peut être objectivée et existe indépendamment de notre conscience. L’esprit est subjectif en étant propre à chacun : il définit une réalité qui est relative à l’Homme.

Il existe plusieurs sortes de dualisme. Le Dualisme classique et cartésien établit une séparation ferme entre la matière et l’esprit puisqu’ils concernent respectivement le champs physique et le domaine du mental. Platon affirme ainsi qu’il existe une discontinuité entre le monde sensible et le monde des idées. La théorie de Descartes va dans le même sens que celle de Platon. Il rajoute cependant que l’Homme est à la fois matière et esprit, bien que ces deux éléments soient indépendants. Effectivement, le corps est une substance spatiale et l’âme une substance idéelle : ces deux éléments sont unifiés et forment alors l’Homme.

Leibniz, quant à lui, prône l’absence de lien entre le corps et l’âme. En effet, si l’Homme fonctionne correctement, c’est uniquement grâce à Dieu qui a su établir une certaine harmonie dans le monde.

Le bouddhisme enseigne justement le contraire, à savoir la non dualité (funi=不二) de la matière et de l’esprit.

Nous sommes donc constitués de matière et d’esprit, ce que le bouddhisme répartit en cinq éléments appelés agrégats, ou encore ombres, ou encore accumulations, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents.

Ces cinq éléments sont la forme, la perception, la conceptualisation, la réaction et la conscience.

L’élément « forme » (shiki-) se répartit en « forme intérieure » (naishiki – 内色) et en « forme extérieure » (geshiki - 外色). Nos cinq sens, la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher, que le bouddhisme appelle les « cinq racines » (gokon – 五根) représentent la forme intérieure. Le mot « racine » (kon-) a été employé car chacune de ces cinq racines donne naissance à une conscience.

Les cinq catégories d’objets de la perception que sont les formes et les couleurs, les sons, les parfums et les odeurs, les saveurs, le contact, représentent la forme extérieure et sont appelés les cinq objets (gokyō – 五境) ou encore, les cinq lieux (gosho – 五処).

Aux cinq racines, vient se rajouter une sixième, la racine de la conscience. Son pendant, en tant qu’objet de perception est les phénomènes. Dans son sens large, la racine de la conscience recouvre les autres consciences et dans son sens restreint, elle concerne les objets de la conscience n’ayant pas de forme matérielle.

Si la médecine moderne reconnaît une non dualité entre la forme intérieure et notre esprit d’un point de vue psychosomatique (je suis mal dans ma tête, ce qui provoque l’apparition de divers symptômes physiques), on est encore loin de la reconnaissance d’une non dualité entre notre esprit et le monde extérieur.

Et pourtant ! Supposons que nous roulions en voiture. Sur le bord de la route, il y a un autostoppeur. Si nous ne voyons pas cet autostoppeur, pour nous, il n’existe pas. Il n’existe qu’à partir du moment où nous le percevons.

Prenons cette fois un exemple utilisant la racine de l’ouïe.

Nous percevons un bruit (stade de la perception). Nous comprenons qu’il s’agit du chant d’un oiseau (conceptualisation). Si nous sommes ornithophiles, nous comprenons qu’il s’agit d’un rouge-gorge. A l’étape suivante (réaction), nous apprécions ou non ce chant. Un insecte sera rempli d’effroi, tandis qu’un prédateur se réjouira d’un éventuel repas. A l’étape du cinquième agrégat, nous avons pris conscience du chant de l’oiseau et l’avons analysé.

Encore une fois, nous avons conscience de l’existence de cet oiseau uniquement parce qu’il est entré dans notre champ de perception. S’il se trouvait à l’autre bout de la terre, nous n’aurions pas pris conscience de son existence et donc, pour nous, il n’existerait pas. Contrairement aux autres religions et philosophies, en particulier occidentales, le bouddhisme n’enseigne pas l’existence d’un noumène ou d’une essence. Il ne reconnaît qu’un monde phénoménal limité d’ailleurs à notre cognition perspective et sensitive et circonscrit à la fois dans le temps et dans l’espace. Ainsi, si nous pensons que la Tour de Pise est toujours à sa place et que notre cousine est en train de regarder la télévision, ce ne sont que supputations subjectives. Tant que nous ne sommes pas devant la Tour de Pise ou devant la cousine, nous ne sommes pas certains de leur existence.

Il en est de même pour Dieu. A l’inverse de la plupart des religions, le bouddhisme ne se prononce pas sur l’existence d’une entité qui se serait affranchie de l’espace, du temps, du changement, de la naissance ou de la mort. Une telle chose étant tellement au-delà de nos capacités intellectives, que le Bouddhisme renonce à en débattre. Le Bouddha d’ailleurs, déclare préférer que son enseignement serve à définir l’ascèse qui permet l’éveil.

Après tout, si nous sommes dans un petit bateau au beau milieu de l’océan en furie, plutôt que de nous demander si c’est Dieu qui a créé la mer, si c’est lui qui a déclenché la tempête et quel est l’âge du capitaine, nous nous préoccupons avant toute chose de savoir si on sait nager ou non. Nous sommes plongés dans la tempête des vies et des morts. Plutôt que d’implorer le salut auprès d’une divinité extérieure et illusoire, trouvons en nous la force de transcender la vie et la mort. Tel est le but du Bouddhisme.

Les cinq agrégats que nous venons d’évoquer constituent donc la distinction en cinq termes de l’ensemble des dharmas constitutifs du corps et de l’esprit (tous les phénomènes liés à l’individu) et aussi de la matière et du mental (tous les phénomènes intérieurs et extérieurs).

Notre système perceptif se poursuit par « les douze entrées », appelées « activités sensorielles » dans le Sutra des Sens infinis cité précédemment.

Les douze entrées (jūni nyū -十二入) sont un système d’analyse qui découle de l’observation du système cognitif lié à la perception et à la sensation des dharmas. Nous verrons que ces douze entrées comportent deux classes d’éléments :

·         Six entrées dites internes qui sont les capacités perceptives du sujet (ce sont les six racines - 六根)

·         Six entrés dites externes qui sont les objets phénoménaux (on emploie l’expression « Six lieux - 六処)

Ainsi, les couleurs et les formes sont les objets (ou lieux) de la racine visuelle, les sons représentent les objets (lieux) de la racine auditive, les odeurs sont les objets (lieux) de la racine olfactive, les saveurs sont les objets (lieux) de la racine gustative, les sensations tactiles (chaud, froid, dur, mou etc.) sont les objets (lieux) de la racine corporelle, les phénomènes immatériels sont les objets (lieux) de la racine de la conscience.

L’association de chaque « racine » (la cause) avec un « objet » (condition) donne une « conscience » (effet), ce qui donne six consciences : conscience visuelle, conscience auditive, conscience olfactive, conscience gustative, conscience tactile et conscience mentale.

Ce qu’il est, mais du point de vue de notre subjectivité. Pourquoi aimons-nous une couleur plus qu’une autre, pourquoi sommes-nous plus attirés par certaines personnes que par d’autres ? La réponse à ces questions est donnée par l’exposé d’une septième conscience appelé « manas », qui est le siège de notre égo, que nous étudierons dans le prochain chapitre.

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